Collaboration: Peau holobionte

Collaboration: Peau holobionte

Peau holobionte : le dialogue du vivant

Texte par Catherine D'Amours
Photos de l'installation par Jean-Michael Seminaro

Alain Findeli écrivait dans son dernier texte Adieu Design? : «en remerciant l’esprit du design, esprit du temps et formidable école de vie, qui continue de me nourrir car il m’a convaincu que s’y logent, plus vives qu’ailleurs, des ressources dont l’anthropocène aura bien besoin». Nous sommes à une époque de bouleversements sociaux et climatiques où il nous faut, en tant que praticiennes du design, nous demander comment nous envisageons le futur de celui-ci. Malgré sa capacité à faciliter notre compréhension et notre exploration du monde, sa production persiste à laisser une empreinte. Toutefois, envisagé autrement, nous croyons qu’il a le potentiel de faire émerger plusieurs solutions aux enjeux contemporains.

Est-il envisageable d'étudier diverses méthodologies en design pour convertir l'empreinte écologique en une action responsable ? Le projet Peau holobionte s'est développé en réponse à ces interrogations concernant notre pratique. Nous nous sommes appuyées sur les deux domaines du design qui nous concernent, à savoir le design de vêtements  et le design graphique et expériences visuelles, et avons entrepris une exploration interdisciplinaire pour définir les contours d'un projet qui bousculerait nos approches.

Depuis les débuts d’atelier b, Anne-Marie et Catherine cultivent une pratique de plus en plus responsable et durable. Par exemple, leur projet de recherche en circularité textile, où elles transforment les chutes de production et objets moulés, montre leur intérêt pour une production sans déchet, alignée avec les processus de la nature. Elles ont aussi entrepris des recherches de teinture naturelle où elles expérimentent avec des plantes locales, pour atténuer l'empreinte environnementale de leur production textile. Pour ma part, je mène des recherches dans le champ du design social et des pratiques responsables en tentant de conjuguer la reconnexion au monde vivant et les nouvelles technologies, recherches que je tente d’intégrer à ma pédagogie depuis mon rôle de professeure-chercheure, à l’École de design de l’UQAM. Anne-Marie, Catherine et moi nous connaissons depuis plus de 10 ans et avons collaboré sur différents projets par le passé, notamment chez atelier b. Nos parcours ont beaucoup évolué depuis ces premières collaborations et il nous semblait très fédérateur d’aborder le design avec ces nouvelles parenthèses qui se sont ajoutées tout autour de nos pratiques actuelles.

Jeanne, Roméo et Laurier
au tout début de leur amitié

Il y a précisément 7 et 9 ans, nous avons accueilli dans nos vies respectives nos enfants, Roméo, Laurier et Jeanne. Devenir mère implique plusieurs bouleversements, notamment une longue transformation de notre identité et de notre perception du monde. L’arrivée d’un enfant est souvent synonyme d’anxiété face à un monde qui ne tourne pas parfaitement. En particulier, une anxiété qui se façonne devant cet environnement qui changent et qui traverse une profonde crise écologique. Plusieurs d’entre nous sommes familières avec l’écoanxiété. Cet état regroupe une multitude sous-concepts reliés à la détresse écologique comme la solastalgie. La solastalgie est un concept qui a été problématisé par Glenn Albrecht, un philosophe de l’environnement. Il définit ce sentiment comme la tristesse inconsolable que nous pouvons éprouver devant un environnement qui a subi plusieurs transformations irréparables. C’est l’état qui fait écho à nos vagues intérieures depuis que nos enfants ont foulé le sol de ce territoire en danger. La solastalgie peut nous plonger dans une profonde léthargie, mais elle a aussi le pouvoir de devenir un moteur précieux pour changer des comportements de façon durable. Nous nous sommes alors posées comme question : Comment la collaboration interdisciplinaire et l'exploration de la solastalgie peuvent-elles enrichir la pratique du design et conduire à des pratiques qui sortent du cadre traditionnel?

L’exploration de la solastalgie à travers différents projets de création m’a amenée à travailler des captations vidéographiques personnelles de marches quotidiennes à l’aide de l’apprentissage automatique afin de créer des paysages mutants qui miroitent, esthétiquement, ce sentiment d’insondable nostalgie. Cette première phase de recherche et de création a d’abord pris vie lors d’une résidence dans les espaces d’Hexagram (réseau de recherche-création en arts, cultures et technologies) au Cœur des sciences, à l’UQAM. Lors de cette première phase de recherche, je me suis rendue compte que de créer autour de ces concepts me permettait de me transformer et de reconsidérer ma place dans le monde vivant. Puis, il m’a semblé évident que nous ne sommes pas séparées du monde vivant mais que nous en faisons partie, au même titre que tous les autres corps vivants qui habitent la Terre. C’est à ce moment que l’idée de créer un vêtement qui représente cette connexion profonde avec le monde vivant est venue. Holobionte est un concept qui a été défini par Lynn Margulis, une microbiologiste américaine, comme un organisme composé d'un hôte et de multiples organismes symbiotiques associés, formant une unité fonctionnelle coopérative. En d’autres mots, un organisme serait composé non seulement de son propre corps, mais aussi de tous les micro-organismes symbiotiques qui y vivent. C’est en résonance avec ces idées que Peau holobionte a commencé à germer quelque part, entre la tête et le cœur.


Le projet s'est réalisé à travers une approche de recherche-création adoptant une posture de cocréation. La cocréation désigne un processus où plusieurs parties prenantes, qu'elles soient des designers, des utilisatrices, des expertes ou d'autres intervenantes, collaborent activement afin de développer des solutions pour répondre à des défis spécifiques. Nous avons échangé, sous forme d’ateliers et de rencontres, certains savoirs, certaines techniques. Les savoir-faire traditionnels de la couture ont rencontré les explorations technologiques et se sont entremêlés dans les premiers prototypes. Chaque étape était discutée et nous repartions chaque fois de ces moments d’échange avec de nouvelles missions à accomplir. Un processus réflexif s’est alors amorcé dans la conception. Le design réflexif a été étudié par plusieurs chercheur·es en design, notamment Donald Schön qui écrit « réfléchir dans l'action implique la capacité de reconnaître des schémas de situation à mesure qu'ils se déroulent, de développer une intuition sur les aspects importants de la situation et d'agir en conséquence ». Cet échange avec la situation nous a permis de concevoir un artefact qui illustre notre capacité à résoudre efficacement un problème spécifique tout en enrichissant mutuellement notre expertise respective. En explorant de nouvelles frontières de connaissances, nous avons établi un pont entre nos deux disciplines, et avons réussi à transposer le concept d'holobionte jusque dans notre approche méthodologique. 

Ce cheminement nous a menées vers une compréhension plus holistique et symbiotique de notre sujet d'étude et nous a permis de répondre à notre question initiale : Comment la collaboration interdisciplinaire et l'exploration de la solastalgie peuvent-elles enrichir la pratique du design et conduire à des pratiques qui sortent du cadre traditionnel ? Par la cocréation qui se situe à la rencontre du design textile et du design graphique, nous avons dépassé le cadre habituel de nos pratiques. Le prototype de Peau holobionte représente de façon poétique la coexistence des savoir-faire, des entités. L'hybridation des techniques traditionnelles et de l'apprentissage automatique dans la création des motifs imprimés sur des textiles en coton et en soie illustre la possibilité d'une cohabitation harmonieuse au sein du tissu du monde vivant.

Ces premières itérations du projet nous amènent donc à penser que dans le contexte de la crise environnementale, il ne sera pas possible d’enrayer les technologies. Il est toutefois possible d’apprendre à les utiliser à des fins responsables, à les détourner, à les questionner. Le premier prototype de l’installation Peau holobionte témoigne, de façon conceptuelle, de ces rencontres et de cette réciprocité nécessaire. 

De façon plus personnelle, ma pratique de designer graphique se transforme doucement au contact des savoir-faire d’autres praticiennes, comme Anne-Marie et Catherine. Je sais désormais qu’une pratique de design interdisciplinaire favorise l’échange à propos des enjeux sociaux, environnementaux et politiques qui ont le potentiel d’engager un dialogue avec l’autre. La cocréation en design devient un langage qui ouvre la voie à des solutions auxquelles nous n’aurions pas songé autrement. Le design devient donc un médiateur en affinant notre compréhension du monde et en créant des espaces où des idées nouvelles et enrichissantes peuvent prendre forme.

L’exploration de la solastalgie était finalement l’élément déclencheur d’une prise de conscience commune. C’est en fait le caillou qui a créé dans le fleuve, quelques ondes perceptibles, et qui nous a permis d’unir nos forces afin de réfléchir, ensemble. Cette crise environnementale ne peut pas nous clouer dans l’immobilisme jusqu’à la fin. Et si la solution résidait dans l'action collective, dans la réinvention de nos systèmes sociaux et dans la cocréation de nouvelles méthodes?


1.  Findeli, A. (2022). Adieu design?. Collection Actes : Alessandro Zinna.
2. 
Albrecht, G. (2019). Earth emotions : new words for a new world. Ithaca, Cornell University Press.
3. Margulis, L. (1993). Symbiosis in cell evolution : microbial communities in the Archean and Proterozoic eons (2nd ed). Freeman.
4.  Schön, D. A. (1983). The reflective practitioner : how professionals think in action ([Pbk. ed.]). Basic Books.