Rencontre avec Charlotte Guirestante Ghomeshi - de la famille à la communauté
Par un matin de tempête, je monte les escaliers qui mènent à l'appartement de Charlotte, cafés et chocolatines en main. Elle et sa chatte Âbi accueillent Jean-Michael Seminaro, qui m'accompagne pour photographier la rencontre, et moi dans un chaleureux décor hétéroclite et riche en textures et motifs. "C'est vivant ici" que je lui dis en m'imprégnant de son univers. Elle m'annonce y habiter depuis peu, ce qui me surprend puisque qu’elle habite l’espace de sa présence.
J'ai souhaité prendre un temps pour aller à la rencontre de Charlotte d'abord parce que sa pratique de photographe et réalisatrice m'interpelle, mais aussi parce que nous collaborons ensemble par son projet Tabloïde. C’est par le biais de celui-ci qu’elle commissarie deux espaces d'art public éphémères afin “d’égayer la curiosité des passants et ponctuer leur déambulation d’un cadre pour la contemplation”. L'un de ces deux espaces se trouve sur la façade de notre boutique et depuis quelques saisons, les œuvres y défilent pour notre plus grand plaisir ainsi que pour celui des passants. Le succès de Tabloïde me fait rêver à une ville dans laquelle les artistes locaux nous surprennent à chaque coin de rue tout en contribuant à les aider à vivre de leur pratique.
La famille et l'intimité comme musique de fond
Nous commençons la discussion pendant que Charlotte déballe les œuvres de sa dernière exposition solo, I lay my wing as a bridge to you ayant eu lieu au centre d’artiste Caravansérail en novembre 2022. Sur le site web de la galerie, on peut y lire cette description:
"Si son travail est traversé de préoccupations quant à la relation de l’humain à l’environnement, tant naturel que corporel, ses œuvres récentes portent plus spécifiquement sur une recherche identitaire autour de ses origines québécoises, iraniennes et italiennes."
En retirant couche par couche le papier bulle qui recouvre chaque cadre, elle me raconte que sa famille s'est prêtée au jeu de façon très volontaire et même avec excitation. Sur les images, ses parents, cousins, tantes sont d'un naturel désarmant. On les voit recréant des scènes de leur vie familiale sur les photos ou, dans le film projeté lors de l'exposition, écouter de la musique, lire dehors, jouer de la guitare, prendre l'air. Charlotte apparaît dans certaines compositions, comme pour s'assurer de ne pas être exclue de la réunion. Les photographes sont souvent absents des souvenirs, ça ne sera pas son cas.
L'idée de la mort comme élément créateur
Charlotte me présente aussi un triptyque issu de son projet précédent, You are now aware of darkness when you're asleep (2020). On y voit la lune, un ombrage de main et un feu. Les images sont d'une simplicité et d'une précision presque hypnotisante. Présenté en janvier 2022 dans le cadre de l'exposition de groupe intitulée Regard situés au Centre Skol, ce projet est une réponse à sa peur de la mort, rien de moins. Les humains, leur relation à la nature, la vie et la mort sont des sujets interreliés à partir desquels elle trace des embranchements qui font naître ses différents projets. Ayant grandi comme enfant unique dans les Laurentides, elle a vécu son enfance près de la forêt. La solitude, la nature, la mort et la transformation de ces trois concepts sont un moteur de créativité pour elle. Sa pratique de l'art lui permet de calmer ces sombres inquiétudes, une image à la fois.
Du mouvement et des chants
Lors de sa dernière exposition, une vidéo était projetée pour accompagner les photos encadrées. Selon elle, la vidéo lui permet de transmettre plus facilement des émotions complexes. Dès le début de ses études en photographie à Concordia, elle a été attirée par cette application du médium photographique. L'ajout du son, principalement de la musique, lui permet d'offrir une dimension nouvelle à ses œuvres. En ayant cette discussion, Charlotte revient à nouveau à sa famille en partageant que sa vie familiale baigne dans la musique; opéra chanté dans le jardin de sa tante, chants iraniens de son oncle que son père écoute sur cd, vinyles partagés lors de rassemblements sont tous des fragments de son histoire.
Faire de l'art un métier: avenues et craintes
Suite à plusieurs discussions avec des ami.es artistes, je me risque à demander à Charlotte si elle entrevoit avec espoir la possibilité de vivre de sa pratique. Ayant terminé ses études en 2020, elle débute à peine sa carrière professionnelle et se demande comment elle pourra y arriver. Elle-même témoin de la vie d'artistes pourtant reconnus qui peinent à joindre les deux bouts. Travail en restauration, en commerce de détail ou en enseignement sont des gagne-pains souvent non choisis mais qui permettent à plusieurs artistes, en travaillant un nombre d'heures incalculable et en faisant beaucoup de compromis financiers, de faire vivre leur pratique à bout de bras. Bien que Charlotte ait plusieurs cordes à son arc et aime remplir son agenda de projets diversifiés, il lui arrive de se demander pourquoi elle a choisi ce métier. Pourquoi les artistes sont-ils si peu payés dans l'industrie de l'art? Cette question qu'elle soulève est primordiale; sans artiste, il n'y a ni galerie, ni commissaire, ni musée, ni collectionneur.euse. Pourquoi ne valorise-t-on pas plus leur travail alors qu'ils sont si essentiels dans la chaîne? Elle est d'avis que les choses doivent changer et c'est une opinion qui gronde de plus en plus fort chez les artistes.
Projet Tabloïde
Le projet Tabloïde est né de l'heureuse découverte d’un panneau publicitaire abandonné au coin des rues Mont-Royal et St-Hubert et d'une réflexion plus générale sur l'art public. L'envie de prendre le contrôle d'un espace a germé et, pendant la pandémie, Charlotte a trouvé le temps de mettre sur pied cette idée. Elle a testé d'abord le concept avec l'une de ses œuvres, imprimée sur papier puis collée à la manière de l'affichage sauvage. Depuis, le long tableau vertical auquel elle a eu accès a été maintes et maintes fois recouvert de wheatpaste pour mettre en valeur le travail d'artistes différents à chaque mois.
En 2021, nous avons contacté Charlotte pour lui demander si elle aimerait avoir accès à un deuxième espace pour exposer des œuvres avec Tabloïde. Devant notre atelier boutique, nous avons fait installer un panneau permanent qui nous permettait de présenter le travail des artistes qui exposent sur nos murs. Comme les événements ont ralenti depuis la pandémie, pourquoi ne pas lui offrir d'en prendre le contrôle? Depuis, des œuvres de Hamza Abouelouafaa, Oumayma B. Tanfous, Aziz Zoromba et Brandon Brookbank ont défilé devant l'atelier.
L'ouverture sur la communauté par l'empathie
Sensible aux besoins de ses pairs, Charlotte est heureuse de mettre la lumière sur le travail d'artistes qui méritent d'être vus. Cette expérience de commissariat lui plait et elle prévoit même organiser une exposition collective sous peu. L'empathie que l'on retrouve dans sa pratique se reflète définitivement dans son travail de commissaire. Rassembleuse, elle ne semble pas vouloir faire cavalière seule; entourée de sa famille dans ses projets personnels, ce sont ses ami.es artistes qui l’accompagnent avec Tabloïde. Selon elle, cette envie de groupe lui vient de ses parents, qui ont toujours été impliqués dans leur communauté, que ce soit dans les milieux de la musique ou de l'art. Le besoin de faire connaître les autres et d'être ouvert sur eux lui semble avoir été transmis et c’est tant mieux, car il nous permet d’en profiter et d’en faire profiter les passants qui circulent devant l’atelier.
Des contraintes pour plus de liberté
Le format et la matière de Tabloïde sont imposés, mais le projet respire tout de même la liberté. L'intérêt pour la démarche est palpable; Charlotte reçoit des demandes pour y afficher et même les artistes établis sont heureux d'avoir un espace extérieur aux institutions pour présenter leur œuvre. Pas de paperasse ou d'application à remplir, une simplicité qui ramène les artistes aux sources. Jouer, remplir un espace, permettre à des passants curieux d'apprécier le travail: cette démocratisation et cette accessibilité rendent le projet rafraîchissant.
De gauche à droite: Sara A. Tremblay, Celia Perrin Sidarous et Jérôme Nadeau.
Pour voir les oeuvres, allez vous balader au coin Mont-Royal et St-Hubert sur le Plateau Mont-Royal ou venez à notre atelier-boutique du Mile End au 5758 Saint-Laurent. Profitez en pour mettre dans vos oreilles le projet balado de Tabloïde, où certains des artistes exposés discutent de leur pratique.
Toutes les photos chez Charlotte sont de Jean-Michael Seminaro. Merci à Charlotte pour les photos de Tabloïde et de Âbi la chatte.
Visitez le portfolio de Charlotte Guirestante Ghomeshi.